Erell
Auteur : George
1.
Alors, Docteur, pour vous, je suis folle ?
Ai-je dit que vous létiez ?
Erell répond dun rire étouffé, sans trace daménité :
Pas à haute voix, mais en pensée, ça se sent : un psychiatre renommé, ce que vous êtes, possédant le pouvoir de fouiller dans les petites têtes des gens dérangés... Est-ce que ma mère vous a déjà tout raconté sur mes craintes denfant ?
...Cest classique : méfiance innée, air penaud, regards bizarres dans lesquels se mêlent à part égale laversion envers le médecin et le détachement, lindifférence totale à lintention du monde réel et la conviction que les recherches quelle mène dans le sous-sol du vieux bâtiment, sont vitales pour la survie de lhumanité.
Son personnage est un symbole : celui dun monde fruste, grossier et morne. Elle repousse le monde qui sétend au-delà des murs de ce bâtiment imposant, où elle a vécu toute sa vie sous la pression dune mère qui ne veut que le bien pour sa fille, mais dont le concept du bien est assez particulier.
Ceux qui ne sont pas intelligents compensent la situation en faisant des tas de choses osées. Ceux qui ont un cerveau cherchent lissue dans la science.
Même un étudiant de première année de psychologie nhésiterait pas à identifier la maladie avec ces symptômes.
Mais non, Erell. Dans cette enquête, vous et moi, nous avons le même but : découvrir la réalité, rien de plus...
Elle se tient devant moi, mince et svelte, sefforçant de ne pas laisser paraître son désespoir, cachant ses larmes et madresse la parole dune voix éteinte. Je viens de violer lintimité de ce sombre sous-sol, reconverti en laboratoire chimique, sa cachette personnelle, le dernier refuge dans lequel elle se sentait en sécurité.
Maintenant, elle essaie de dissimuler son angoisse, mais ses mains tremblent et de petites larmes naissent dans ses yeux cachés par de fortes lentilles.
2.
Au moment où sa mère ma appelé et demandé de venir en aide à sa fille perdue, je refusai carrément : un expert de mon niveau ne voyage pas à la campagne pour soigner des jeunes filles, même sil sagit de chimistes prometteuses qui depuis plusieurs mois sont plongées dans des recherches scientifiques au fin fond des vieux sous-sols de leurs domaines familiers, négligeant tout leur entourage de la civilisation moderne, ne mangeant quà linstigation de leurs pauvres mères et ne prenant de douche quaux rares moments où « on peut se reposer un peu, car le résultat de linteraction de la solution saline avec les leucocytes amyotrophiques ne se sentira que dans vingt minutes ».
Puis, son frère appela, lui aussi, en me suppliant de sauver sa petite sœur. Il le fit dune voix tellement implorante que mon cœur tressaillit et finalement céda (jai toujours eu un faible pour les gens insistants).
Cest pourquoi je me suis présenté dans cette sombre maison qui rappelle sans faute les derniers jours de mai 1793, quand des bataillons parisiens amenés en Bretagne par Santerre fouillaient sans pitié ces redoutables bois.
Mais le temps des luttes épiques est oublié depuis belle lurette. Les troubles personnels et les folies des héritières de Gauvain, Cimourdain et Lantenac ont pris place. Le symbole de notre temps est une fillette capricieuse qui dépense son temps en essayant de découvrir quelque potage magique ou élixir de jouissance éternelle et cest à moi de la sauver de ce gouffre avant que la situation ne devienne incontrôlable.
Dabord, je parlai à sa mère, comme il était dusage. Et comme cétait lusage, je nen appris rien : une fille curieuse, sociable, précise, stable, apte à travailler sous pression, membre de lorchestre du village (jouant de lharmonica), archiviste assidue de la section sonore du musée ethnographique de Bretagne...
Tout à coup, Erell suit le cours de biochimie à lUniversité de Rennes, sy plonge avec frénésie sans se soucier de son fiancé qui refuse de croire que la fille le quittera pour la science.
Sans même obtenir son diplôme, elle sadonne à des expériences incompréhensibles et remplit la vieille maison familiale avec flacons, bidons, pipettes, tubes à essaie, éprouvettes, pots à prélèvement, mini centrifugeuse et toute sorte de vaisselle, récoltée dans les ventes de faillites de laboratoires chimiques.
En bref, lhistoire ne change jamais : la demoiselle a perdu tout son charme et ne réagit pas aux suppliques de ses parents qui lexhortent à sarrêter et à jouir du beau monde qui nous entoure. Tous les remèdes traditionnels épuisés, la mère appelle la médecine.
Les savants locaux se cassent la tête sans parvenir à des résultats, quelquun se souvient dune nièce traitée par un grand psychiatre (moi, en loccurrence), on évalue les dépenses et on rejette dabord cette idée comme trop farfelue.
Mais un beau matin la jeune chercheuse manque dincendier la maison et la maman revient à la charge. On me contacte, je ne veux pas y aller, on insiste, on supplie, on parvient à me convaincre. Je viens ici, parle dabord avec la maman et ensuite on me présente Erell.
3.
Elle minvite doucement à entrer dans son royaume et tandis que jessaye de déchiffrer des notes gribouillées sur des morceaux de sparadrap fixés sur les murs, elle moctroie un regard bizarre :
Vous me prenez par une folle, nest-ce pas, Docteur ?
Non, bien sûr que non.
Alors, à quoi dois-je lhonneur de votre présence ?
à moi de bredouiller :
Votre charmante maman ma demandé de venir.
Pour me sauver de la folie ? Fait Erell dun ton quelle veut badin, mais qui révèle une sorte dexaspération infusée.
Jacquiesce dun signe de tête :
Oui, Mademoiselle... cest la seule raison. Mais croyez-moi, je...
Dun geste résigné, elle me contraint au silence :
Serez-vous capable, Docteur, de comprendre, si je vous explique lessence de mes expériences ?
Bon gré mal gré, je suis bien forcé dadmirer certains de ces traits. Dabord, cest une fille coriace, qui, lorsquelle poursuit un but quelconque, est absolument inlassable : voilà une chose que japprécie. De plus, elle est intelligente, ça ne fait aucun doute. Dallure vive et agile, petite et mince, des lèvres fines et pincées, des yeux sombres et persuasifs, un regard quon pourrait qualifier de sensuel. Sil ny avait pas de traces de cette menace sinistre et caractéristique des savants fous, elle ressemblerait plutôt à une écolière innocente et naïve quà une scientifique acharnée.
Certes, jai de la sympathie pour elle, cela va sans dire. Tout en elle de sa façon de parler jusquà ses vêtements modestes provoquent chez moi un bizarre effet de tendresse, de douceur et daffection, lenvie de sauver le monde pour elle et de la sauver pour ce monde. En vérité, je me rends compte, avec un certain malaise, que je suis plus ou moins attiré par Erell. Moi, un vieux et célèbre expert en déviations du cerveau et elle, une jeune fille instable, presque folle. Lattraction des contraires ?
Bon, ma chère, si vous moffrez vos services comme conservatrice de votre musée qui na rien à envier à la maison de Corsaire, je suis prêt à vous suivre.
Le visage placide de la fille sempreint de contrariété :
Je ne suis pas « votre chère », ni une conservatrice de musée. Ici, vous ne trouverez guère de pièces inutiles. Tout ce que vous verrez, fait partie de mes recherches. à vous de comprendre si je suis folle ou non.
Aussi incroyable que ça peut paraître, ce discours me réjouit le cœur. Elle nest pas si folle, mais on verra.
4.
Vraiment, ici, on manque despace. Des réfrigérateurs et des étuves à incubation salignent le long du mur. Les rayonnages sont pleins à craquer de toutes sortes de tubes et de pots. Le sourd vrombissement de quelque moteur caché, une musique dambiance moelleuse rythmant les lentes et gracieuses oscillations dengins rotatifs, un analyseur cliquetant joyeusement en testant des prélèvements, le bouillonnement dun liquide obscur et visqueux dans les carafes en verre...
Les explications suivent :
Il y a deux ans, Erell, une conservatrice insignifiante de sons enregistrés, a comprit le principe fondamental du développement de la matière vivante. Rien de moins.
La vie, selon Erell, ne consiste pas seulement en protéines et en acides aminés. Il ne suffit pas de tripoter des chromosomes, recombiner des gènes ou dy incorporer des virus et des bactéries. Tout ça, ce sont des effets secondaires.
Le cœur du problème, cest le son. On dirait mieux, une combinaison des sons. Si lon arrive à identifier les sons nécessaires à la création de la vie, les cellules emploient des procaryotes comme codeurs et dautres cellules comme lecteurs, cest pareil à une bande denregistrement. Grâce à des sons spécifiques, les bactéries dépassent vite létape unicellulaire pour devenir pluricellulaires. Au moment où londe du son coïncide avec loscillation naturelle de la cellule, la croissance normale de cette dernière accélère vertigineusement et la transcription de la nouvelle structure sert de modèle pour la production dautres cellules augmentées dont le codage est déchiffré par dautres cellules.
Les cellules acquièrent une nouvelle mémoire propre et la capacité de traiter les informations fournies par lenvironnement sonore. Voilà pourquoi cest la musique qui fait augmenter brusquement les dimensions des organismes.
Il faut prélever les séquences biologiques les plus réussies au son dune joyeuse musique celtique pour les injecter dans les globules blancs modifiés avec une tonalité tirée des sanglots longs des violons de lautomne. On remplace de nombreux filaments de globules rouges à lhymne national du Québec pour commencer leur duplication à grande échelle. On code des protéines au son mélancolique dun harmonica et on obtient une croissance surprenante de cellules. En faisant réagir des protéines et des hormones les unes avec les autres, ainsi quavec leur environnement, une musique complexe et spécialement conçu pour elles, on atteint des résultats qui dépassent largement les espérances.
Bien sûr, Erell nest pas la première à découvrir leffet des sons sur les organismes vivants, mais elle a su comprendre la correspondance entre chaque note musicale et le processus de croissance de la matière.
5.
Erell gesticule, un flacon en main. Assis à lautre bout de la pièce, je perds irrémédiablement le fil de la conférence.
Il apparaît en fin de compte, quelle est plus folle que je le croyais. Mais il faut faire semblant découter avec attention, elle est malade et moi, je suis le docteur. Bon, ça va mapprendre à méprendre de mes patientes.
Quest-ce quelle dit ? Ah oui, une nouvelle étape dans les expériences : en introduisant un mutagène puissant sous la cadence rythmique dune leçon de breton dans les globules blancs tirés de son propre sang dont des structures correspondent nettement à des mots déjà identifiés, la reproduction devrait suivre une progression géométrique minute par minute.
ça, je le comprends : chaque minute, chaque petite cellule augmentera deux fois ; elle sera quatre fois plus grande en deux minutes et huit fois plus grande encore dans trois minutes.
Dans un quart dheure les dimensions de la cellule augmenteront de mille fois et dans une heure, cette cellule sera plus grande que notre planète, absorbant toutes ses ressources.
Je suis intrigué :
Mais qui et comment va-t-on jouer dharmonica à ce monstre cellulaire afin quil continue sa croissance infinie ?
Cest le début qui importe. Après, le processus est discontinu. Erell prépare soigneusement une pipette tout en commentant quen ce moment elle ajoute des chaînes codées pour structurer des protéines au matériel génétique reproductif. Elle est rayonnante, elle est sûre de réussir. Tout en parlant, elle prend du liquide dans un flacon, en insère quelques gouttes dans des tubes à essai, ferme soigneusement les bouchons. Puis elle remet les tubes sur leurs socles. Ses petites mains sont douées dune sensibilité exquise, ses gestes sont exacts, rien de trop.
Je lui demande, si elle ne manque pas un peu de prudence en risquant faire exploser le monde avec cette expérience.
Erell hoche la tête :
Vous commencez à magacer avec votre entêtement, Docteur. Je comprends que vous avez du mal à croire que je ne suis pas folle, mais rassurez-vous, je ne le suis pas la croissance sera arrêtée par les parois des flacons.
Quelques instants auparavant, je lavais trouvée normale. Plus de doutes maintenant : Ses cheveux lui descendent sur le front, ses yeux noirs sont possédés dune implacable frénésie. Oui, elle respire lintelligence et sexprime clairement dans un style vif et direct. Or, le contenu de ses propos nest quun aberrant tissu des pires cauchemars.
6.
Il faut agir en choc. Cest la meilleure façon de ramener à la raison cette fillette charmante, mais perdue dans les ténèbres.
Puis-je jeter un coup dœil ?
En prononçant ces mots, je fais un pas en avant et dun geste inoffensif renverse le tube le plus proche.
Désolé !!
Dun geste irrité, paumes en lair, elle saisit le tube, fixe dun regard désemparé le liquide éparpillé sur le plancher. Puis, elle déglutit péniblement. Son visage sempourpre :
à ce que je vois, Docteur, vous avez décidé de prouver que jai tort. Maintenant que lexpansion des cellules nest plus limitée par le verre, elles sont supposées être actives sans arrêt. Alors, dans une minute, la quantité de liquide doublera, dans cinq minutes le liquide recouvrira tout le plancher et passés cinq autres minutes, il remplira le sous-sol entier, tout en continuant son expansion en proportion géométrique. Mais comme rien de cela ne se produira, vous démontrerez que je suis parano ! élémentaire !
Eh, bien, Erell, je vous assure que mes intentions...
Arrêtez, Docteur. Même si lon essayait de nettoyer, il est impossible de ramasser toutes les gouttes jusquà la dernière. Le processus dexpansion est irréversible. Alors, à quoi ça sert, la conversation ?
Erell réfléchit quelques instants, secoue la tête tout en constatant : Rien à faire, désolée !, et se dirige vers la porte.
Nous quittons lendroit, elle, résignée et apparemment calme, moi en cherchant une façon de lui faire avaler des couleuvres sans trop la heurter. Une fois dehors, Erell paraît se raidir et se tourne vers moi, ses yeux flamboyant démotion :
Cest fini, Docteur. Cest fini.
Quoi ? Quest-ce qui est fini ?
Tout, Docteur. Tout. Vous, moi, la vie, le monde. Il ne nous reste quun demi-heure de vie. Le monde, bon, lui, nous survivra une autre demi-heure, pas plus.
7.
Je suis fier de ma méthode : dans une quinzaine de minutes elle sera choquée par le fait que le monde continue à vivre allégrement sans se soucier dun petit tube de liquide renversé. Mais ce choc sera englouti par la sensation de soulagement quErell éprouvera à linstant où elle comprendre que la civilisation est sauvée. Ainsi guérira-t-elle de toutes ses manies qui, je lespère bien, ne reviendront jamais la tracasser.
8.
Erell hoche la tête dun air distrait. Nous restons un bon moment à nous regarder dans un silence gêné et elle étend les bras en un geste volontairement mélodramatique et se met à rire. Elle rit jusquà en avoir mal, sans pouvoir sarrêter :
Vous savez, Docteur. Dès mon adolescence, il y a toujours eu des hommes pour me faire des avances, me dire que je suis fascinante. Cétait plutôt flatteur : Mieux valait être jugée belle et attirante que laide et ennuyeuse. Mais personne ne sest jamais montré digne de mintéresser. Mais vous, Docteur, vous venez de me séduire : il est rare quun homme prenne linitiative de détruire la planète avec tellement denthousiasme.
Hum... il faut attendre, elle verra bientôt quil ne se passe rien. Il vaut mieux garder le silence en attendant quelle comprenne la réalité.
9.
Tout à coup, la terre tressaille. Une force irrésistible me lance de plein fouet dans les airs. Par miracle, jatterris sans perdre connaissance et, stupéfié, je regards alentour.
Erell, inconsciente, est étendue tout près de moi. Lair est sombre, fâcheusement sombre. Le sifflement aigu du vent devient plus fort à chaque seconde.
Je jette un coup dœil vers la maison. La porte dentrée du sous-sol est arrachée et une vilaine blessure laisse à nu un trou béant. Une énorme bulle incolore se traîne hors de ce qui avait été le vieux sous-sol. Elle nest plus limitée par un petit espace serré et elle na plus besoin dappliquer une puissante pression pour se libérer. La bulle est plus grande à chaque moment.
Augmentera-t-elle en deux fois par minute ? Pas de doute. Dici une demi-heure, notre monde ne sera plus quune grande bulle incolore. Ai-je le temps de réveiller Erell pour lui dire combien je suis désolé de ne pas lavoir crue ? Ou peut-être, avant de disparaître avec le monde, dois-je lui confesser que je suis fier dêtre le seul homme qui a su être digne de son intérêt ? Jai cinq secondes pour prendre cette décision, ça suffira, je suis un bon psychiatre.
Toute ressemblance avec des personnes ayant existé naurait plus aucune espèce dimportance de toutes façons.
La fin
Citations utilisées dans le texte :
Page 2 : « ...les derniers jours de mai 1793, quand des bataillons parisiens amenés en Bretagne par Santerre fouillaient sans pitié ces redoutables bois... » Victor Hugo, « 1793 ».
Page 6 : « ...des sanglots longs des violons de lautomne » Paul Verlaine, « Les sanglots de lAutomne ».
Merci à élise Thierry pour corriger des fautes, à Jeannine Lupu pour mencourager et à Olga Tremble (oui, cest Tremble) pour apporter du vin.
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