Артефакт

Le tic

Auteur : George

Elle est assise. J’ai suivi le manuel à la lettre: Avant de commencer, j’ai expliqué à la patiente qu’elle pouvait choisir entre se vautrer sur un sofa ou s’asseoir dans un fauteuil. Elle a préféré s’asseoir et je n’y peux rien, même si j’aimerais qu’elle s’allonge. De mauvaises langues disent qu’il nous plait de voir les femmes étendues sur nos divans, mais il faut être malade pour inventer ces bêtises. En travaillant, je ne suis jamais un homme. Au moment de penser au visage attractif d’une patiente, je cesserais d’être psychiatre.

Mais je préférerais bien que cette dame s’allonge au lieu de rester assise.

Je suis un vrai psychiatre. Je ne fais pas de distinction entre hommes et femmes (s’il s’agit des patients, bien sûr), mais je suis humain et parfois j’en ai marre.

Je n’y peux rien s’ils puent. Il m’est défendu de suggérer aux patients de se laver (et de laver leur linge et chaussettes) avant de venir voir un docteur. Je n’y peux rien s’ils rongent leur ongles (bon, c’est vrai que c’est un symptôme qui m’aide à établir le diagnostic, mais ce n’est pas moins vrai que cette habitude cochonne m’énerve).

Pourtant, cette vieille dame, elle est charmante. En arrivant à la soixantaine elle a su garder la ligne. Ses yeux cachés derrière des lunettes fines sont intelligents quoique fatigués. Elle me plait, c’est vrai. Même si sa maladie est toujours un mystère pour moi. C’est incroyable... Je n’ai rien découvert après des dizaines de séances (qu’elle a payées sans sourciller).

Si je préfère qu’elle reste allongée, j’ai mes raisons : elle a un tic nerveux incontrôlable au pied droit. Le pied frappe le plancher avec une telle force que j’ai peur de déranger mes voisins d’en dessous. Si elle s’allongeait, ce tic irritant disparaîtrait ou, au moins, ne se manifesterait pas avec cette monstrueuse force.

Mais je n’y peux rien. Si la dame veut rester assise, c’est son droit. Enfin, ce tic est la raison de ses visites. Elle a bien essayé des tas de remèdes avant de venir me voir. L’orthopédiste, le chirurgien, le masseur, l’acupuncteur chinois, le chaman indien et le chiropraticien français. Rien n’a aidé.

Tout a commencé il y a cinq mois, quand dans un autobus, un homme lui a demandé de ne pas déranger les passagers avec ce rythme déplaisant. à ce moment, elle s’est aperçue que son pied frappait le plancher continuellement même si elle était absolument calme.

Le jour suivant, la dame a capté les regards moqueurs des étudiants pendant le cours. Le même soir, une collègue lui a demandé s’arrêter de battre le tambour. Le lendemain, la dame est allée voir l’orthopédiste. Celui-ci l’envoyé au chirurgien. Le chirurgien a recommandé de prendre rendez-vous avec le neurologue qui à son tour a carrément admis qu’il n’y pouvait rien. à la fin, elle a décidé de consulter un psychiatre privé et a trouvé mon nom dans l’annuaire de la ville (20% des patients choisissent un psychiatre dans les pages jaunes).

Eh, bon, il était temps. Car le rythme ne s’arrête jamais. Même si elle s’allonge, le pied continue sa danse muette sans une seule pause. Naturellement, en marchant, le rythme est moins expressif, mais il ne disparaît jamais. Son mari ne peut plus partager la chambre avec elle, puisque le lit tremble comme un volcan en éruption. Elle ne prend plus l’autobus. Elle ne va plus au cinéma. Elle a peur de perdre son boulot.

Aujourd’hui, je n’ai pas d’autres patientes — j’ai promis à ma femme de revenir tôt. Les bégonias attendent d’être plantés et sans mon aide, cette tâche est irréalisable.

De nouveau ?

Hier, la caissière du supermarché m’a regardée avec curiosité. Vous voyez, je venais de m’approcher de la caisse et elle s’était déjà aperçue de mon tic. Je n’en peux plus, docteur. Faites quelque chose, je vous en prie.

Ce n’est pas la première fois que la patiente me le demande. C’est normal. L’anormal serait si elle ne me suppliait pas.

Je n’arrive pas à comprendre ce que se passe. La dernière fois, on a parlé de son enfance. D’habitude, on en tire quelque tuyau. Mais non. Le séminaire de bonnes sœurs, les repas en silence ou presque, les leÇons de couture et de causerie. Le mariage, deux enfants qui ont émigré vers les pays du sud après avoir grandi (les bonnes traditions de notre peuple ne changent jamais), des séries policières américaines et des téléromans locaux avec des Virginies pleines de vertus, des Laurences qui aiment le chocolat et des Jules suicidaires... L’époux compréhensif, le cours d’Organisation intellectuelle qu’elle donne à l’université, la vieille voisine anglo qui essaie de parler le français pour lui faire plaisir. Une vie on ne peut plus normale.

Et pourtant, le pied ne s’arrête jamais.

La paie est assez bonne, les étudiants ne sont pas tellement bêtes, la brosse à dents est changée tous les deux mois, les draps frais une fois par semaine, les vingt dollars pour l’église avant Noël, le magasinage du samedi, un petit chalet aux Laurentides, un petit chat doux, une petite promenade du soir (s’il ne pleut pas). Et, pourtant, quelque chose la tracasse. Une personne sans souci n’est pas attaquée de tics constants qui débordent en catastrophe.

J’ai honte, même si je ne le reconnaîtrai jamais. Je suis un trop bon expert pour confesser qu’après trente séances avec une patiente désireuse de se soigner, je suis dans l’impasse.

J’ai essayé toutes les idées. Intelligentes et stupides, vieilles et neuves, bien connues et inventées par moi-même.

On a essayé (entre autres remèdes) des médicaments, des tisanes, des bains chauds, des compresses froides, du yoga, de la bière tiède et les nouvelles de Marie-Lise Bolduc, alias Malic. Sans résultat. On a parlé de Mozart, Alys Robi, Monique Leyrac, Olivar Asselin, l’abbé Labelle, Camilien Houde, Bernard Landry et Isabelle Dion. Ça n’a mené à rien, évidemment.

On a parlé des voyages en Suisse, on a discuté des menus quotidiens (la salade grecque et l’eau minérale chaque soir), du jardinage (les bégonias — oui, le géranium — non, je n’aime pas ce monsieur), des livres (oui, Simenon, je l’aime bien. Des nôtres ? Arthur Côté et Nicole Périat). Pas de pistes.

Pas de pistes, pas d’indices, pas de tuyaux.

La séance finit. Elle me remercie et nous sortons ensemble après avoir commandé un taxi. Tout manuel de psychiatrie nous prévient contre les contacts avec nos patients hors du cabinet, mais les bégonias m’attendent. Pendant un quart d’heure, je peux supporter «des ra et des fla» (comme dirait le bon curé Labelle) du pied droit de la vieille dame. Bien sûr que je connais l’adresse de ma patiente et je la laisserai en face de sa maison.

Le garçon au volant est un jeune haïtien souriant, marmonnant une chanson. Nous roulons sur une longue rue déserte, le pied de la dame jouant la mazurka.

Deux minutes s’écoulent et le chauffeur soudain cesse de bredouiller. Il semble écouter les sons provenant du pied de la dame. Ou non ? Il a l’air indifférent, mais quelque chose en lui a changé. Je ne sais pas quoi, mais il me paraît un peu plus tendu qu’avant.

Autres cinq minutes. Tout d’un coup l’auto s’arrête. Le gars saute en trombe, ouvre la portière et tire la dame hors de l’auto avec une force insoupçonnée. En même temps il crie à voix haute, appelant la police et étonné, j’aperçois une voiture de police au coin. Les chauffeurs de taxi savent toujours, ou ces autos sont garées.

Les flics sautent eux aussi et nous visent avec leurs flingues comme au cinéma. Le chauffeur me regarde avec méfiance et les supplie:

Attention, les gars ! J’ai servi dans l’armée. Cette madame transmet des appels au secours en code Morse. Elle ne s’est pas arrêtée une seconde pendant tout le trajet. Pas de doutes, cet homme l’avait kidnappée. Elle a trouvé un joli moyen de se faire remarquer ! Mais quelle heureuse coïncidence que je fus radio ! On nous a appris le Morse. Je savais qu’un jour, ça servirait une bonne cause !

Les flics, leurs flingues toujours en main, nous conduisent au poste du quartier. Après nous avoir séparés et interpellés, il leur a suffi un quart d’heure pour comprendre la réalité. Un psychiatre renommé, une patiente avec un tic nerveux, un voyage occasionnel qu’ils font ensemble en taxi...

En plus, la vieille dame n’a jamais appris le Morse. Elle en a quelques notions vagues, comme tout le monde, rien de plus. Elle-même s’amuse en apprenant que ces tics peuvent être pris pour un code.

Nous avons droit à des rires heureux ; le chauffeur reçoit des congratulations pour sa bonne réaction et son courage. On se raconte quelques souvenirs d’autres coïncidences bizarres. Les flics rédigent le rapport final (c’est obligatoire, mais il sera envoyé aux archives et détruit dans quelques mois).

Pendant qu’on fait de la paperasserie, le chauffeur s’amuse avec Internet, installé dans le couloir. C’est drôle de voir comme les jeunes sont accros à ces machines inutiles.

Enfin, on nous lit le rapport. L’incident est clos. Nous pouvons partir. Il me semble que le chauffeur pense dire quelque chose, mais il se tait, embarrassé.

Les flics proposent déposer la dame chez elle et elle accepte. Je ne sais pas si elle voudra continuer ses séances. Peu importe.

Le chauffeur et moi, nous sortons ensemble. Il me présente des excuses, je réponds qu’il n’a rien à se reprocher. Le garçon offre de me conduire chez moi sans frais. Pourquoi pas ? En somme, je suis sincère en affirmant qu’il a bien agi. Ce n’est pas sa faute s’il a pris à tort pour une transmission ces tics nerveux qui ne portaient aucun sens. Les coïncidences arrivent.

Il met en marche sa bagnole. Je me souviens de son air hésitant au moment de la lecture du rapport. Il avait bien hâte de dire quelque chose. C’est pourquoi je demande si tout va bien.

Le garçon hausse les épaules :

Vous n’êtes pas un kidnappeur, monsieur. Elle ne connaît pas le code Morse. C’est clair. Pourquoi me suis-je trompé ?

Mais c’est simple, voyons. Votre expérience professionnelle vous avait joué un mauvais tour : En entendant une séquence de sons qui vous sont chers, votre inconscient a pris le dessus...

Hum... Je peux vous accorder que ce n’était qu’une coïncidence. Je peux accepter même que j’aie mal pris les tics spontanés pour un message codé. Alors, quel est le problème ?

Le problème est qu’en télégraphie, selon la procédure, chaque appel au secours commence toujours avec le nom de celui qui le transmet.

Eh... bien... je ne vois pas...

Il ne sait pas s’il veut continuer. Mais finalement il se décide :

Le message disait sans cesse: « Ici, Fergusson. Je vous en prie, au secours. Sinon, nous mourrons tous. Je suis Fergusson. Vite. Aidez-moi, s’il vous plait ».

Mais, bon Dieu, c’était ça précisément... votre imagination. La dame ne s’appelle pas Fergusson. Elle ne connaît pas un seul mot de Morse.

Oui, c’est vrai. Mais j’ai cherché sur Internet, pendant que vous bavardiez avec les flics.

Et alors ?

Fergusson, c’était le nom du télégraphiste de l’Empress of Ireland. Le paquebot coulé au large de Rimouski le 29 mai 1914 avec mille passagers. C’était l’homme qui a appelé au secours. C’est son message que cette dame, qui ne connaît pas un seul symbole de Morse, nous transmet sans cesse.

Je perds haleine. Le garçon se tait et nous continuons sans dire un mot.

L’auto s’arrête. Ma femme agite la main dès le seuil de notre maison. Les bégonias vont être plantés. Nous serons heureux.

Pourvu que les oiseaux ne répètent pas tous les jours cette cadence ininterrompue de points et de traits, m’appelant désespérément au secours des gens disparus à un âge lointain et inconnu: point, point, trait, point, trait, point, trait...

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15 апреля 2009 г.:
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