Le veilleur
Auteur : E.T.
Monsieur Mazel se faufilait à travers les ruelles nauséabondes avoisinant le Forum des Halles. Malgré la pluie, une foule dense sengouffrait dans les rues, pressée de rentrer chez elle. Les gens le bousculaient, inconscients des efforts quil faisait pour se mettre à labri de leur horde en furie. Sabritant à la fois du déluge et de lexode, il progressait de porte cochère en porte cochère. Dhabitude, il partait plus tôt pour éviter la foule, mais ce jour-là il navait pu sempêcher découter une fois de plus la Sinfonia Antartica de Ralph Vaughan Williams. Et, de la même manière quil ne pouvait quitter son atelier sans avoir bu la dernière goutte de la cafetière, il ne pouvait non plus se résoudre à partir sans avoir écouté la dernière note. Il rasait les murs, il les rasait même de si près quil devait prendre garde de ne pas souiller son manteau, se frottant presque aux traces dégoulinantes laissées par les chiens.
Cest avec soulagement quil vit se profiler le Centre. Ses nombreuses facettes vitrées le faisaient ressembler à une serre géante. Les tubes contenant les escalators constituaient autant de rhizomes jaillit du sous-sol pour lui permettre de rejoindre les étages supérieurs, abritant les oeuvres. Le Centre était formé de cinq étages à peu près identiques. On ne pouvait pas vraiment dire quil était beau, mais du fait de sa transparence, il était indéniablement dynamique, presque vivant. Monsieur Mazel se réfugia à lintérieur, soulagé de retrouver un cocon protecteur. Tandis quil sélevait à lintérieur du tube en regardant la foule dense qui se massait devant les guichets, il déplorait de nêtre pas le seul occupant du lieu. Mais quoi de plus normal que de retrouver des larves dans un cocon. Cest un peu comme si ce centre était un milieu à latmosphère contrôlée, un laboratoire dexpériences pour professeur Tournesol azimuté.
A 17 heures précises, le 6 février 2003, monsieur Mazel prit son service au Musée dart contemporain. Il était affecté dans la même zone que dhabitude, selon son souhait. Il avait choisi cet endroit car il était situé au fin fond de létage, et donc moins fréquenté. Dailleurs quand il arriva, il constata avec plaisir quil était seul dans cet espace. Comme il le faisait toujours, il entra dans la salle comme on entre dans un tableau. Son œil alla au centre puis fit des expéditions vers la périphérie. Son attention fut dabord retenue par elle, La poupée. Cela faisait des années quil la voyait, cette poupée de Hans Bellmer, mais cétait la première fois quil remarquait que si elle avait quatre jambes, il lui manquait un bras. Elle lui tendait la main de son unique bras, comme en signe de salut complice. Il réalisa alors que cette poupée aux dimensions humaines, avec ses quatre jambes, avait une double personnalité : simple automate désarticulé pour les uns, elle était reconstruite par la puissance de son esprit en une vision fantasmée. Du fait quil en était conscient, il sestimait lucide.
Puis, une singulière musique se fit entendre, il sagissait de Douce nuit, mais curieusement déformée. Il la connaissait bien cette musique mais pour la première fois, il imaginait leffet que pouvaient produire ces ondes sur ses organes sensoriels. Il sentait la vibration se propager à lintérieur de son oreille, où il voyait ses touffes ciliaires dévastées comme un champ de blé où se serait posée une armada de soucoupes volantes. Il senfonça en direction du son dans une pièce noire... à lentrée, un cartel indiquait Les suspects. Alain Séchas. Le halo rond dun projecteur éclaira successivement les silhouettes blanchâtres dun martien, dun chien, dun chat, dun éléphant, dun homme et dun oiseau, également et élégamment vêtus dune cravate. Leurs visages et leurs cravates tranchaient en noir sur leurs corps blancs. Encore quon pouvait se demander si léléphant portait une cravate car sa trompe cachait lendroit où elle devait se trouver. «Cest sûrement léléphant qui est le coupable», se prit-il à penser. La musique sarrêta quelques instants, le temps du rembobinage, et il ressortit. Il alla sasseoir sur une chaise, sa chaise. Il regardait les visiteurs sans les voir et se félicitait davoir développé cette faculté à sabstraire du monde quand il était sur cette chaise. Lorsquil était assis, immobile, il sassimilait aux œuvres, il sentait peu à peu un phénomène chimique bienfaisant se produire dans toutes les cellules de son corps.
Le temps passait lentement mais sereinement. Cela faisait dix ans quil surveillait, et cela faisait dix ans que les visiteurs visitaient. Ils défilaient à un rythme rapide heureusement, sans sattarder, posant une unique question qui amenait toujours la même réponse « Mais où sont donc les toilettes ?», « Au fond à gauche !» Parfois, il sécoulait un long moment sans que personne ne vienne le voir, il entendait alors le souffle de la climatisation dans les tuyaux bleus. En effet, les couleurs avaient été utilisées pour signifier la structure, le bleu pour la circulation dair, le vert pour la circulation deau, le jaune pour les flux électriques, enfin le rouge pour la circulation des personnes. Il se plaisait à penser que ce souffle était celui de toutes les sculptures exposées, elles ne pouvaient pas respirer librement, alors on avait créé cette serre et inventé un système pour quelles puissent vivre, sans en avoir lair, cétait littéralement le cas de le dire. Peut-être était-ce parce quil était aussi sculpteur, quoi quil en soit, il avait toujours vu les œuvres quil surveillait comme des compagnons de route, des voisins gentils et silencieux, qui sont présents et discrets à la fois.
Présent et discret, ce nétait hélas pas le cas de tout le monde... La musique arrêtée, il entendit des bruits de pas crissant sur le plancher. Elle venait vers lui, sa voisine pour la soirée. Il lavait vaguement aperçue de loin et sétait bien garder de répondre à son appel. Elle surveillait les deux salles adjacentes mais lhabileté géniale de larchitecte qui avait construit lédifice faisait en sorte quils ne pouvaient se voir que lorsque tous deux étaient à un certain endroit. Elle fonçait droit sur lui ! Elle lui dit :
« Je pars en pause, je te laisse mes deux salles », sur ce, elle séclipsa.
Peu à peu, il se risqua à saventurer sur son nouveau territoire. Bien quil connût les lieux depuis longtemps, de nouvelles œuvres étaient régulièrement installées, chassant les anciennes, obligeant à dautres rencontres, à de nouvelles expériences dapprivoisement. Il y avait là une petite pièce enclavée. Celle-ci, il la connaissait bien. Des dessins de machine étaient accrochés sur un vieux papier peint déchiré, une théière renversée gisait au sol. La majeure partie de la pièce était occupée par un lit surmonté dune sorte dengin de torture, qui était en fait une catapulte. Des débris jonchaient le sol poussant le spectateur à regarder le plafond où souvrait un trou béant. Un cartel indiquait Lhomme qui sest envolé dans lespace depuis son appartement. Ilya Kabakov. Autrefois, devant cette œuvre, il sétait toujours dit en lui-même « heureux homme, il sest évadé », mais ce jour-là, un malaise lenvahit, un sentiment pénible dintense solitude. Puis, cest un tableau de Man Ray qui lui fit signe, le mur souvrait sur Une nuit à Saint-Jean-de-Luz. En voyant cette silhouette de dos qui samenuise en senfonçant dans la nuit, sur une route bordée darbres sombres, cela fit penser à monsieur Mazel quil était grand temps de repartir, il lui fallait veiller sur sa poupée et ses suspects. De retour dans sa zone, il constata que tous ses compagnons étaient sains et saufs. La poupée posait avec coquetterie pour quelques visiteurs armés dappareils photos et les suspects étaient toujours là, il remarqua alors que le martien était le seul à avoir le corps ondulé. Peut-être que léléphant avait une cravate sous sa trompe et que cétait le martien le coupable ?
Il repensa à sa voisine. Des années quil la côtoyait sans la connaître, quil la voyait lire au lieu de veiller sur ses compagnons de salle. Non, comment pourrait-il lui confier son territoire ! Dailleurs, peut-être était-ce pour cela que lhomme sétait envolé dans lespace et que la silhouette de Man Ray senfuyait dans la nuit. Car si on regarde les choses objectivement, les suspects et la poupée, eux, sont présents, ils le toisent de leur regard brillant. Ils sont heureux avec monsieur Mazel, ils ne songent pas à partir. Non décidément, il ne prendra pas de pause, cest plus sûr, mieux vaut quil veille sur ses compagnons. Les visiteurs passent, parfois ils font un peu de bruit, mais monsieur Mazel sait les faire taire dun simple regard.
La voisine revient et cest tant mieux, car il répugne à abandonner ses voisins habituels, pour veiller sur des inconnus. Elle le retient « Et pis ta pause, cest à quelle heure ? » Chut pas si fort, pense-t-il, et il lui fait le coup du regard. Mais elle reprend de plus belle « Je file, cest trop pénible cette musique. Cest dommage que les oreilles naient pas de paupières1, bon ben, tu me diras, pour ta pause ». Incroyable, elle est retournée directement sasseoir sur sa chaise, elle ne va même pas voir si lhomme qui sest envolé dans lespace est revenu, si la silhouette de Saint-Jean-de-Luz ne sest pas évanouie dans la nuit.
Ivre de colère contenue, monsieur Mazel arpente nerveusement son territoire, gêné par le nombre grandissant de larves qui grouillent dans sa salle.
Et cette musique de Schnittke qui lui vrille les tympans à gorge déployée...
Horreur, il trouve des touristes installés dans N.Y., 06:00 A.M., lœuvre de Franck Scurti, un lit ayant la forme dune boîte à sardines. Mais quelles sales larves ! Le temps quil prévienne les agents de sécurité, ils sont partis. Il refait soigneusement le lit, comme il fait le sien chaque matin, relissant les draps jaunes et orange, en ruminant sa rancœur. Attirée par les éclats de voix, la voisine sest rapprochée : « Cest fou ce que ce lit peut attirer les touristes fatigués !» lance-t-elle en riant, avec un clin dœil taquin. Monsieur Mazel ne rit pas, il ne lui répond pas, il se contente de se rassoir sur la chaise, sa chaise. Elle sen retourne, un peu déçue de navoir pas obtenu le moindre écho de son voisin. Toutefois, elle ne se formalisera pas, cela fait longtemps quelle connaît monsieur Mazel. Il a autant de conversation quun champignon.
Mais là, en cet instant, sur sa chaise, Monsieur Mazel narrive plus à sabstraire, il se sent écrasé par le regard lourd des visiteurs, chargé dhostilité et dincompréhension. Le malaise revient, plus aigu et plus violent. Alors, il se relève et se dirige vers la poupée. Pour apaiser sa souffrance, elle lui tend la main et, de ses lèvres entrouvertes semble émaner la Douce nuit de Schnittke...
Un sifflement interrompt violemment son moment de répit, cest la voisine, elle lui fait un signe de loin pour annoncer quelle part à nouveau. évidemment, cest toujours pareil. Heureusement quil est là pour veiller. Dailleurs en remontant aux confins de son territoire à elle, il se rend compte que sil y a peu de visiteurs, il y a également peu de veilleurs. Cette fois, il pousse son exploration plus loin, il passe une porte le menant à un espace clos assez vaste, uniquement éclairé par une petite lueur venant dune ouverture dans le plafond. Il est maintenant dans une grande pièce aux volumes irréguliers, où le sol, les murs et le plafond sont bosselés, et où des lignes noires ondulent partout, remettant en cause lespace. La pénombre qui y règne lui fait perdre la notion du temps. Cette sorte de grotte, avec ses volutes noires se détachant sur fond blanc ressemble à la surface dune autre planète, une planète sans couleurs où tout serait soit noir, soit blanc. Tout à coup, Monsieur Mazel sait, il sait que quelque chose nest pas à sa place et que cest à lui dy remédier, en tant que veilleur. Quittant précipitamment le Jardin dhiver de Dubuffet, en sassurant de nêtre pas vu, il va le chercher. A labri des regards indiscrets, en passant par le couloir réservé aux pompiers pour les situations durgence, il revient installer le martien dans le jardin, à sa place. La lucarne du plafond, cest par là qu Ils viendront le chercher, cest bien par le plafond que sest évadé lhomme de lappartement. Il retourne à son territoire, apaisé davoir remis les choses en ordre.
Tandis que la musique de Schnittke continue à distiller ses ondes distendues, il a une nouvelle idée. Cette exposition aux ondes lumineuses dans le jardin dhiver puis aux ondes sonores dans lespace des suspects, lui font réaliser que les ondes, peu importe leur nature, délimitent un espace, un intervalle propice à lexpérience sensorielle. Il ressent alors le besoin impérieux de donner une dimension tactile à ce quil est en train de vivre. Il réalise aussi que, grâce à cela, la voisine ne viendra plus limportuner, cest bête, il aurait pu y penser plus tôt et de toutes façons, il ne peut plus se permettre de sabsenter, car que deviendraient ses uniques compagnons ? Il suffit dêtre discret, il ny a jamais beaucoup de monde le lundi soir, et puis il a tellement envie. Alors méthodiquement, consciencieusement, il décide de marquer son territoire, en urinant en certains endroits stratégiques, aux frontières de ce quil considère maintenant comme son... royaume.
Voilà, maintenant quelle essaie encore dentrer chez lui, la voisine. Si son instinct fonctionne, elle nosera pas. Ahaha, cette bonne vieille loi de la nature... mais tout à coup, levant les yeux, il la voit, La poupée. Il est gêné, comment a-t-il pu faire cela devant elle. Ne va-t-elle pas être heurtée ? De fait, maintenant son regard se détourne et son unique bras est tendu en avant en signe dimprécation. Et puis... oh non... parmi les suspects, il y a le chien, le chat, loiseau et léléphant, peut-être leur instinct animal va-t-il leur commander de partir, pensant quils sont sur le territoire de monsieur Mazel ? « Non, ne partez pas ! Ne me laissez pas !! », hurle-t-il. Son cri se fond dans Douce nuit.
Il va des suspects à la poupée et de la poupée aux suspects, désemparé, les suspects lui semblent plus exsangues que jamais, et la poupée a lœil troublé...
Cest alors quattirée par son manège, la voisine revient, « Quest-ce qui se passe ? Mais il y a une fuite par ici, oh... non, mais cest pas possible, il y a un salopard qui a pissé partout ! Tu nas rien vu ? »
Monsieur Mazel ne répond rien. Elle a franchi la frontière. Pourquoi a-t-elle fait cela ? Il ny a personne dautre quelle, aucun visiteur, pas la moindre larve na osé saventurer dans son domaine depuis quil est protégé, alors pourquoi est-elle encore entrée sur son territoire, comment faire pour larrêter ? De la même manière quétant enfant, il se rassurait dans le noir en chantant, il nentend plus que la voix de Schnittke, elle agit comme un mur du son, délimitant une zone stable et calme au milieu du chaos. Tandis quelle lui parle, il nentend plus rien dautre que les pulsations vibratoires de la musique. Son regard balaie la pièce... il se détourne et saisit la Pointe à lœil de Giacometti, une sculpture de bois effilée. Au tempo lourd de la musique, il poignarde lintruse à plusieurs reprises. Elle glisse doucement vers le sol en silence. Voilà, elle fera une bonne voisine pour la poupée. Il fixe son arme qui dégoutte au rythme des dernières notes.
Alors que la musique sinterrompt brusquement, le temps du rembobinage, les phrases dun conférencier qui approche lui parviennent « ...un dialogue entre le visuel et le sonore. Cette idée de matérialiser le son par sa transcription, sa conversion au sens où lentendent les nouveaux moyens électriques, fait des vibrations sonores lun des matériaux premiers de lœuvre. Loeuvre devient un dispositif de perception global plongeant le spectateur dans lexpérience physique des vibrations sonores et lumineuses. Dans le poème Correspondances, Baudelaire nécrit-il pas : Les couleurs, les parfums et les sons se répondent... »2. Interrompant le flux de paroles, la musique reprend, avant même que monsieur Mazel ne voie le groupe de 30 personnes qui approche.
Il ne peut plus regarder la poupée, il sait quelle le méprise depuis quil a uriné sous ses yeux, alors il se retourne vers ses seuls amis. Dans la salle obscure, la musique est lancinante. En laissant des traces de mains sanglantes sur la peinture blanche de lhomme, le cinquième suspect, Monsieur Mazel lenlève et il couche doucement son corps au sol. Il resserre sa cravate et monte sur le piédestal. En ce 6 février 2003, il a la réponse à la question quil se posait depuis des années, à chaque fois quil entrait dans cette salle, à chaque fois que le halo du projecteur caressait la silhouette dun suspect. Le coupable, cest le n° 5, celui qui est couvert de sang. Il prend sa place, donnant la main à léléphant et à loiseau, car aujourdhui il sait que ces ondes tortueuses, ce sont Eux qui les produisent, il sait quIls veulent un échantillon de chaque espèce sur terre, et que lui, il sera léchantillon humain, voilà, il est fixe, immobile, calme, il na plus quà attendre que la nouvelle arche de Noé sen vienne.
La semaine suivante, la direction du Centre décidait de remplacer Les suspects dAlain Séchas par We stopped just here at the time, dErnesto Neto, une installation olfactive faite avec du tissu, des clous de girofle, du curcuma, du cumin et du poivre.
Des experts avaient suggéré la possibilité que dans quelques sons incontrôlés, des harmoniques dune certaine fréquence puissent contribuer à faire perdre pied à des esprits déjà fragilisés. Pensant réduire les risques de dérapage avec des œuvres odorantes, ils négligeaient par là dangereusement que « les couleurs, les parfums et les sons se répondent ».
Notes :
1Pascal Quignard, La haine de la musique, France : Gallimard, 1997, p.108.
2Page consultée le 26 novembre 2004.
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